vendredi 5 décembre 2014

Voyage au bout de la vacuité (1er Partie)

« Toute classe dirigeante qui ne peut maintenir sa cohésion qu’à la condition de ne pas agir, qui ne peut durer qu’à la condition de ne pas changer, qui n’est pas capable de s’adapter au cours des évènements ni d’employer la force fraîche des générations montantes, est condamnés à disparaître de l’Histoire ».
Léon Blum

La prorogation votée par 95 députés est désormais un fait accompli de plus, pour ainsi dire un non évènement d’une vie politique plus sclérosée et insipide que jamais, la quadrature du cercle d’un régime qui tourne à vide sans courroie de transmission ni frein à main. Elle s’inscrit dans un long processus de dépossession progressive des attributs de notre citoyenneté et de nos libertés individuelles et politiques.  Une prorogation du désespoir de la lassitude, de notre sentence, notre réclusion hors du temps au moment où l’Orient est à un tournant métaphysique de son histoire et de sa civilisation.
Un grave péril qui plane sur ce modèle unique qu’on nous a tant envié, pour lequel nous fumes cités en exemple, dont on nous a tant vanté les vertus et dont nous avons cessé de se revendiquer obséquieusement ,tout en le reniant constamment dans les faits.

En rempilant pour la durée d’une législature complète nos députés ont prolongé la longue apnée d’un régime et d’une pratique dont l’échec retentit sur notre système politique, notre échafaudage constitutionnel, notre philosophie politique et constitutionnelle et l’idée fondatrice qui les animent.  Ce n’est pas le parlement seulement qui s’est réattribué un nouveau tour de manège mais tout un pouvoir et la structure qui le porte qui s’accordent un sursis.

Le fait que cette décision n’ait pas été une surprise en soi est un amer constat de l’état démocratique du pays et de la santé de nos institutions.  Aussi, le fatalisme avec lequel elle a été reçue et perçue en dit long sur le peu d’espoirs et d’expectatives envers la classe politique et les gouvernants ainsi que sur la désaffection et le scepticisme à l'égard de l’Etat.  Une crise de la politique qui risque de s’étendre au concept du politique. De l’art du possible, il devient un symbole de l’impossible.

Cette nouvelle entorse s’ajoute à la longue liste des innombrables libertés prises avec la Constitution, esprit et texte confondus, ainsi qu’avec les pratiques démocratiques les plus élémentaires. Un épiphénomène qui illustre la profonde crise structurelle du système politique, ses dérives et ses suffisances; un système incapable tant de se renouveler, de se gouverner que d’évoluer. Cela ne fait qu' accréditer la thèse de la non viabilité, du dysfonctionnement et de l’impasse des institutions actuelles post Taëf. Plus encore, cela met en exergue l’absence de culture politique, juridique, civique et démocratique des gouvernants.

D’exceptions en exceptions, la constitution en est devenue une ; sa transgression la règle, son respect une posture ‘‘exceptionnelle’’. A force de la plier aux désidératas de la classe politique, aux nécessités de la conjoncture et autres interprétations contextuelles, elle n’est plus qu’un moyen aliénable, instrumentalisé dans la course au pouvoir et sa préservation. Une vue de l’esprit, un simple point de vue.

Enfreindre la constitution à tout bout de champs afin de résoudre les crises successives et les blocages institutionnels à répétition c’est en reconnaître implicitement  le caractère imparfait, inadapté et les failles qu’elle comporte. Non seulement la constitution pêche par manque de clarté et de mécanismes fiables de sortie de crise mais aussi  en raison de ses ambiguïtés, ses imprécisions et ses   équivoques elle favorise les blocages et les situations de paralysies.
N’est il pas préférable de réviser une Constitution plutôt que de l’enfreindre constamment au gré des crises ou des nécessités politiques ?

Ceux qui prétendent s’être résignés à cette nouvelle prorogation pour sauvegarder la parité et l’Etat s’égarent ; Le pacte et la parité n’ont aucune valeur en l’absence d’élections. Le déficit démocratique et les atteintes à l’Etat de droit assèchent le pacte et vide la parité de son contenu et de sa portée. La finalité du pacte étant de permettre l’instauration d’un Etat, de passer du cadre de la coexistence entre communautés à une coexistence dans un cadre étatique, réglementé par un pluralisme égalitaire et démocratique, d’instaurer une citoyenneté. Sans démocratie, la formule se retourne contre la citoyenneté et l’édification d’un Etat de droit. 

La formule ne serait être fonctionnelle dans ses conditions et ne pourrait pas fonder un Etat sans la possibilité d’alternance et la soumission aux lois organiques.
Sans l’alternance, la compétition politique institutionnelle (non entre les institutions), la subordination aux lois organiques, la souveraineté et le monopole de la force légale et légitime, aucun Etat de droit n’est concevable. 
Nous assistons à une confiscation du pacte et une dénaturation de la démocratie consociative au profit d’un communautarisme clientèliste qui prospère en l’absence de la dimension élective.
Entretenir la confusion trompeuse entre pacte et Formule revient à déformer le pacte et à réduire sa dimension à une acception stricte et restreinte de la formule de partage du pouvoir. Il ne s’agit pas moins que d’une confiscation du pacte au profit de la formule.

La première prorogation avait été rendue nécessaire en raison de la non tenue des élections législatives dans les délais, du fait de l’incapacité des députés à s’entendre sur une nouvelle loi électorale. La seconde fut fondée sur le même motif même si l’accent fut mis sur le volet sécuritaire. Aussi, la prorogation était soumise à deux conditions impératives, deux objectifs qu’il incombait au parlement de remplir : Le vote d’une loi électorale et l’élection d’un nouveau président de la République avant échéance du mandat du Président Sleiman.
Une législature et deux rallonges plus tard, aucun de ces objectifs n’a été atteints, ce qui devrait rendre nulle et non avenue la légitimité déjà contestable et contestée de la prorogation de 2013.  Du reste, d’un point de vue purement légal, juridique et constitutionnel, la Chambre n’est plus depuis la vacance de la présidence, qu’une instance électorale permanente.

Aussi, le prétexte invoqué dans les deux cas n’est autre que l’incapacité des parlementaires (et des leaders confessionnels qu’ils représentent) à remplir leur devoir et à s’en tenir aux échéances constitutionnelles. Pour ainsi dire, c’est le constat de leur échec qui légitime leur maintien !! Un cas unique de force majeure et de circonstances atténuantes fondé sur l’incompétence et l’incapacité. Des critères qui constituent des arguments recevables  qui priment sur la légitimité électorale et l’obligation de résultats.
On nous expliquera donc que nous devons garder nos députés plus longtemps car ils n’ont pu assumer leur mission et les obligations qui découlent de leur mandat.
En bottant en touche, en faillant à nouveau à ses devoirs, dont le plus sacré est sa fonction élective, le parlement s’est à nouveau dérobé au jugement du peuple et s’est délesté de son rôle de représentant de l’ordre démocratique, de gardien de son maintien et de sa continuité.

Cependant, ce serait accorder trop de crédit à notre classe politique que de leur reconnaître la seule paternité de cette décision, même s’ils en sont les principaux bénéficiaires.

Si la présidentielle reste l’otage des considérations régionales, du bras de fer Irano – Saoudien et ses répercussions sur la scène syrienne, le report des législatives est une décision régionale, à tout le moins elle bénéficie d’un assentiment de toutes les parties. Elle émane d’un consensus autour de la préservation du statut quo actuel et d'un souci d’empêcher toute détérioration sécuritaire au Liban. 
Cela s’explique par le fait que les deux camps, ainsi que leurs parrains respectifs, sont tous autant dans l’impasse et favorisent le maintien du fragile équilibre interne du ‘’ni vainqueur ni vaincu’’.  Une configuration fondée sur une dichotomie au sein de laquelle aucun protagoniste n'est en mesure de s'imposer, d'avancer ses pions ou d'exploiter à son avantage ses acquis militaires ou politiques. 
Il en résulte une paralysie du parlement, tant dans sa dimension législative, électorale que sa fonction de contrôle et de contre pouvoir ; une paralysie qui s’étend à tous les rouages de l’Etat.

Nous comprenons la primauté accordée au principe de la continuité des institutions mais non au détriment de la constitutionnalité de la loi. Le souci d’en assurer la continuité ne doit pas devenir un chantage à leur renouvellement.  La notion de vide n’a pas sa place en droit constitutionnel, l’ordre juridique ne serait être interrompu à moins d’une disparition de l’Etat. Aussi, les constitutions ne ménagent aucune place au vide et ont pour fonction d’en anticiper l’éventualité et de prévoir les mécanismes qui l’empêchent.  Si elles ne sont pas en mesure de le faire, alors la nécessité de réformes s’impose de facto.

Du reste, ce même principe aurait dû aussi prévaloir dans le cas de la Présidence de la République, afin d’éviter un grave déséquilibre institutionnel et une atteinte à la parité. S’il est vrai que la Constitution ne prévoit pas la prorogation du mandat présidentiel (une pratique pour le moins courante de notre histoire contemporaine, notamment sous la IIème République), elle ne prévoit pas aussi celle du Parlement.

N’aurait-t-il pas été plus opportun de prolonger le mandat présidentiel de quelques mois plutôt que celui de 128 députés pour une durée équivalente à la moitié de leur législature ? Ce qui est possible pour 128 personnes ne l’est-il pas à fortiori pour une seule,  qui plus est celle du chef de l’Etat ? D’autant plus que leurs élections exige la convocation du corps électoral ; leur report constituant une violation du suffrage universel. 

Cela aurait permis d'éviter le vide à la tête de la magistrature suprême et les nombreux déséquilibres et  blocages qui s'ensuivent  ainsi qu'une atteinte à l'équilibre confessionnel et à la parité dans des circonstances extrêmement pernicieuses et une situation sécuritaires explosives.

Il est plus grave de porter atteinte au principe démocratique fondamental du suffrage universel, alors que le Président n'est pas élu par le peuple mais par ceux-là même qui monopolisent leur mandat électif.
D’autant plus que la Chambre actuelle, issue d’une loi électorale controversée, souffre d’un déficit de légitimité. Elle pâtit aussi du clivage stérile entre 14 et 18 mars et se retrouve dans l’incapacité tant de légiférer que de procéder à l’élection d’un président de la République alors qu’elle constitue désormais, en vertu de la constitution, exclusivement un collège électoral.

Des élections fondées sur une loi moderne, une parité effective et une représentation plus juste des forces politiques à la faveur du scrutin proportionnel, auraient pu modifier dans une certaine mesure, ne fusse que sensiblement, la configuration politique actuelle, atténuer le clivage 14 / 8 mars, dégager une majorité plus nette, du moins initier une redistribution des cartes et des alliances. Un nouveau parlement aurait pu donner lieu à une majorité capable d’élire un Président et de relibaniser un tant soit peu l’échéance présidentielle qui aurait pu bénéficier aussi des effets de l’entente sur la loi électorale si celle-ci avait eu lieu.  

Il faut dire que le recours au vote populaire et aux électeurs est une pratique peu prisée chez notre classe politique, alors qu’il constitue dans toute démocratie le mécanisme privilégié, la voie de recours  naturelle en cas de blocage, de paralysie ou de crise d’envergure insurmontable persistante.  Le retour aux urnes s’impose aussi naturellement lorsqu’un pays est confronté à des choix déterminants, à des décisions historiques, des changements structuraux et organiques. Un recours au vox populi qui revêtit plusieurs formes : référendum, votation, élections législatives ou présidentielles anticipées. A tout le moins, le limogeage, la démission d’un gouvernement ou le vote d’une motion de censure. Ce qui importe c'est de relancer le processus démocratique en tout lieu et tout temps.


Notre constitution n’y déroge pas, le recours au suffrage universel primant sur toutes autres considérations même en cas de vacance à la tête de l’Etat. Le suffrage universel étant le mécanisme le plus infaillible, le plus sûr et efficace pour s’extraire d’une crise ou pour départager les acteurs politiques.

Serions-nous devenus à notre tour une démocratie sans démocrates pour reprendre le titre d’un ouvrage de Ghassan Salamé ? Une démocratie sans élections, une démocratie d’intention oserai je dire, une structure de conservation en équilibre ? Une démocratie où le conflit n’est pas régulé par les institutions ni tranché par le vote ?
Les reports d’élections, les prorogations, les incapacités à renouveler les instances du pouvoir sont légions.  Il s’agit désormais d’un mal endémique à la deuxième République.
Aucune passation de pouvoir si ce n’est la passation de bons services et procédés. C’est l’impasse à tous les étages, le nœud gordien, la quadrature du cercle.  Un problème structurel qui s’étend sur la durée, un épiphénomène.

Une voix, un vote mais une seule fois ! Des générations entières privées de l’exercice du vote,  mais aussi de la volonté et de l’envie de se rendre aux urnes ; le découpage des circonscriptions et les modes de scrutin rendant de facto leur vote inutile et sans effet[1].

Prorogation, absence de scrutin, boycott  des séances électorales, divergences quant au quorum requis et la majorité nécessaire sont le triste lot de la présidence otage à chaque échéance de chantages et sabordages.[2]
A cela s’ajoute l’incapacité chronique à former des gouvernements, à s’entendre sur leur composition et sur les mécanismes de formation dont le rôle imparti aux blocs parlementaires.
Et que dire de l’incapacité chronique à procéder aux nominations administratives, judiciaires et sécuritaires ?









[1] La durée de vie de certaines législatures a dépassé celle de certains de ses membres et d’une partie des électeurs. Ainsi la chambre de 1973 restera en place jusqu’en 1992, se payant au passage le luxe d’être renflouée en 1992 (suite au décès de la moitié de ses membres) à renfort de députés nommés par un pouvoir de fait, institué par l’occupant syrien. Les premières élections législatives de l’après guerre verront l’avènement d’une chambre élue par moins de 13% du corps électoral ! Un fort taux d’abstention présidera aussi lors des élections de 1996 expression du refus à l’occupation et à une loi inique et déséquilibrée, une constante à toutes les lois électorales qui se succèderont, elles aussi prorogées  dans leurs imperfections et contraires à l’esprit du pacte, aux règles de la parité et inaptes à assurer une représentation politique correcte et fidèle du caléidoscope politique.

[2] Hormis Michel Sleiman, tous les présidents depuis Elias Hraoui se sont vus prolonger leur mandat et ont été reconduits dans leur fonction ; trois fois la présidence s’est retrouvée vacante au terme du mandat de son titulaire.

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