samedi 6 décembre 2014

Voyage au bout de la vacuité (3ème partie)

Alors que de par le monde arabe, de nombreux pays se sont dotés de nouvelles constitutions, ont introduit des changements, furent-ils de façades pour certains, que la Tunisie a connu sa deuxième élection libre, au Liban nous nous gargarisons encore des vertus de notre démocratie et d’une liberté d’expression dont la portée se limite à la parole. Que reste-t-il de notre tradition constitutionnaliste, de notre esprit critique et de notre démocratie?  Nous en sommes encore à revendiquer le droit d’avoir des droits.
Quand à notre Loi organique elle s'avère incapable de traduire, dans les faits et en droit, l’esprit de notre système politique et les fondements de notre pacte. Mais aussi un manque de culture politique, démocratique et étatique des gouvernants, ainsi que l’absence d’un consensus réel quand à nos concepts fondateurs. 

L’heure est d’autant plus grave que le Liban survit depuis la fin de la guerre sur ce qui reste des réalisations de son passé démocratique. Jusqu’à quand pourra-t-il tenir sur les acquis structurels et législatifs de son passé sans avoir recours à de nouvelles réalisations et avancées qui seraient approuvées par l’ensemble du tissu socio-culturel et par les composantes politiques ?

Tâche d’autant plus ardue dans la mesure où la classe politique a toujours été des plus hermétiques aux changements.  Georges Naccache mesurait, il y a déjà plus d’un demi siècle, la difficulté de la tâche dans des termes qui ont gardé toute leur pertinence : « C’est avec les Libanais comme ils sont, avec les politiciens, valent ce qu’ils valent, c’est avec eux et à travers eux, qu’il faut faire un Etat libanais … avec cette conscience amère de la nécessité, pour aboutir, de passer à travers les hommes même qui ont avili l’autorité et dégradé le pouvoir ».

Et pourtant c’est cet état de fait que nous persistons à prolonger au risque de dilapider le modèle unique dont nous sommes les dépositaires et le potentiel qu’il représente à l’échelle de l’ensemble du monde arabe. Il faut sauver l’Etat avant que ne sombre avec lui la nation et l’idée du Liban, celle d’une nation de volonté fondée sur le vivre ensemble. Sans quoi nous sommes condamnés à demeurer une « médiocratie ».

Alors que le Liban et l’ensemble du monde arabe sont engagés dans une lutte existentielle contre le fanatisme, l’obscurantisme, la barbarie, le cloisonnement, la ségrégation, c’est de démocratie dont nous avons besoin et de fermeté institutionnelle et non de l’exemple affligeant du discrédit de l’Etat et des valeurs démocratiques.  Le choc des cultures, à défaut de mettre en opposition des cultures et des civilisations différentes, a lieu au sein de chaque culture et met en conflit les forces du progrès, de la liberté, de l’humanisme de l’égalité et de l’émancipation individuelle face à celles de l’obscurantisme, du conservatisme socio-culturel, du littéralisme religieux et d’une vision du monde hiérarchisée et exclusive. Il ne s’agit pas moins d’un choc entre  la Civilisation (à laquelle participe toutes les cultures) et la barbarie (présente au sein de chaque culture).   

La question d’Orient est, et a toujours été, celle de la diversité. Plus que jamais, la transition démocratique est au défi de la diversité assumée et du pluralisme culturel, politique et religieux.  La diversité, son maintien et sa promotion, est la meilleure réponse au terrorisme et aux intégrismes religieux, idéologiques et politiques.  
Plus que jamais c’est d’une vision porteuse d’avenir que nous avons besoin, de solutions d’ordre politique, social, économique et culturel et d’un attachement sans faille au pacte et ses prérequis. Seule la voie du pluralisme démocratique et égalitaire, de la démocratie, de la gouvernance et du progrès constitue le remède à l’intégrisme sous toutes ses formes. De par sa structure, son histoire, son héritage juridique, sa philosophie politique et constitutionnelle, son multiculturalisme et son modèle de coexistence et de gestion  institutionnelle du pluralisme, le Liban est armé contre l’autoritarisme politique, la dictature et l’intégrisme religieux.

Aussi, la réponse au terrorisme et au radicalisme n’est pas que sécuritaire ou religieuse mais avant tout étatique et politique. Elle exige une vision et un projet politique relayé par un Etat de droit garant d’une coexistence constructive. Plus que jamais il nous faut exiger une bonne gouvernance, les conditions d’une véritable citoyenneté, une justice sociale, l’égalité des droits et un Etat civil seul garant du Pacte et du bon fonctionnement de la Formule libanaise. Tant le sectarisme,  le communautarisme, le clientélisme, la violence politique, le déficit démocratique, l’injustice, les disparités,  et les violations de la constitution font le lit de l’intégrisme religieux. Il nous faut combattre nos faiblesses et nos travers qui nourrissent le discours intégriste.


Le modèle libanais a un avenir bien au delà de nos frontières, à condition que nous sachions le réadapter et le rationaliser. Les libanais se réfèrent constamment au ‘’Liban-message’’ cher à Sa Sainteté Jean Paul II et dont le Pape Benoit XVI a rappelé l’importance et la nécessité lors de sa visite apostolique au Liban en 2012 à l’occasion de la signature de l’exhortation apostolique post synodale « "Ecclesia in Medio Oriente". Un message qui s’adresse aux chrétiens et aux musulmans, Libanais et Arabes mais aussi au monde entier.
Face à la montée des intégrismes, de la violence, de la barbarie, au recul de la coexistence et de la diversité, cette injonction est plus que jamais d’actualité. Car c’est bien d’une vision et d’un projet dont nous avons besoin dans notre lutte contre l’intégrisme sous toutes ses formes.

Les Libanais ont-ils seulement conscience de la portée et de l’importance de cette formule, de ses opportunités pour le Liban, sa vocation, son rôle mais aussi de sa transposition dans le monde arabe ? Sont-ils à la hauteur des attentes, des espoirs, des sacrifices placés en eux ? De la nécessité de vivre dans les faits l’esprit de ce message et d’en assumer les obligations et les responsabilités qui s’y rattachent ?


Tout système porte en lui les germes de son évolution qui s’inscrit dans la trame de ses principes fondateurs. Toute institution est confrontée à l’usure du temps, aux leçons de la pratique mais aussi aux variations des rapports de forces qui influent certaines pratiques. Aussi, les institutions doivent être en mesure de s’adapter, de se réformer, de s’amender sans pour autant renoncer à leur raison d’être et à leurs fondements.


Voyage au bout de la vacuité (2ème partie)

Depuis des décennies nous prorogeons le même état de fait, la même classe politique médiocre, des institutions léthargiques, le déni de réalité. Nous perpétuons un état de guerre sous latent, nous nous entêtons dans l’erreur et entretenons notre impuissance, nos méfiances, nos peurs, nos phobies et nos suffisances; nous reportons l’inéluctable, le changement. L’illusion du pouvoir pour le pouvoir,  un pouvoir sans autorité et des autorités dépourvues de pouvoir.. 

Une voix, un vote, une seule fois ! Le vote est synonyme d’une procuration à vie, inaliénable et définitive. Il s’agit de notre droit citoyen le plus sacré, un droit collectif et individuel, qui représente la quintessence du contrat social, une procuration, le transfert de notre droit, la délégation de notre souveraineté, de notre liberté et de la charge de sa protection. En l'exerçant une fois nous nous en délestons et y renonçons parfois le temps d’une vie.

Un refus systématique de recourir en toutes circonstances au peuple, de s’en remettre à son verdict (qui s’apparente à de la vindicte) populaire, de se soumettre aux règles de la compétition politique et du débat institutionnalisé. Aussi, nos trop rares alternances sont laborieuses et sans alternatives réelles et la représentativité se passe d'élections. 

L’alternance étant perçue comme une menace à la survie, l’élimination pure et simple du perdant, sa marginalisation ou pire une menace existentielle à l’identité et  à l’avenir du pays. L’élection ressemble à un coup d’état, un risque aux conséquences incalculables, aux incidences communautaires, nationales et régionales imprévisibles. 
L’adversaire n’est pas comme il se doit un concurrent politique mais un ennemi qu’il faut contenir et avec qui on consent à partager le pouvoir non pour coopérer mais pour mieux le contrer. Dans cette optique la cohabitation politique ne saurait être productive.

Quand dans un pays la victoire, ou sa seule éventualité, électorale ou politique d’un adversaire et son ascension au pouvoir sont perçues par ses opposants comme un danger imminent pour la survie et l’avenir du pays, ou pour l’existence politique, idéologique, voir physique et identitaire d’un groupe, d’une communauté ou d’un courant politique nous ne sommes plus en démocratie, nous ne sommes même plus une nation. Lorsque le clivage n’est plus entre  ‘’nous’’ mais entre ‘’eux’’ et ‘’nous’’, qu’il ne se décline pas en terme politique mais identitaire, sectaire et religieux la nation n’est plus qu’une chimère.
La parité ce n’est pas le chacun pour soi, le chacun chez soi, mais le vivre ensemble. 

L’axiome  du ‘’ni vainqueur, ni vaincu’’ est un jeu à somme nulle qui alimente la continuité d’une cohabitation stérile au sommet du pouvoir et des instances décisionnelles et rend toute gouvernance inopérante. Telle que comprise, appliquée et pratiquée, la règle du ‘’ni vainqueur ni vaincu’’ s’étend (à l’instar du concept de consensus) à l’ensemble du processus politique, électoral et décisionnel. A l’instar de la notion tant débattue de ‘’consensus’’, l’acception de ce principe devrait se limiter aux normes constitutionnelles et recouvrir les principes généraux, les règles de la compétition politique et le fonctionnement des institutions.

Dans les faits, cette règle qui fonde un consensus négatif sert surtout au maintien du statut quo : 
Afin de ne disqualifier personne il faut faire match nul ou même annuler la compétition afin que personne n’y participe, surtout pas le peuple. La démocratie du  ‘’personne n’a perdu’’, même si à terme les pertes sont inestimables pour l’ensemble de la nation. 

Cela traduit aussi un refus systématique de se soumettre à la rude mais nécessaire épreuve du bilan et des résultats, critères les plus rationnels auxquels doivent se soumettre les tenants de tout mandat électif mais aussi administratif et politique.  

Nous n’avons pas évité le vide, tout au plus prolongé et consacré le statut quo du vide, ainsi que le maintien de ceux qui l’entretiennent. Ils perpétuent ainsi un système politique qui assure leur présence et l’illusion de leur pouvoir ; un pouvoir dépourvu de toute autorité réelle,  limité à une faculté d’obstruction et de blocage.
Le vide c’est l’éviction du peuple, le refus récurrent de s’en remettre à son arbitrage et à celui des institutions. La peur du vide et de ses conséquences (chaos, effondrement des institutions) constitue un chantage permanent.

Le vide politique s’est instauré lorsque nous avons décrété opportunément que la démocratie consociative n’était que cooptation, compromission, échange de bons procédés ;  l’entente ponctuelle et conjoncturelle en tout lieu et tout temps sur toutes choses hormis nos valeurs fondamentales et les règles éthiques, morales et juridiques du jeu politique.
S’entendre sur rien ou sur ce qui contrevient à l’intérêt général et au bon sens, mais jamais sur l’essentiel, le fondamental, l’univoque, l’immuable, sur ce qui définit le tout.


Si la nature a horreur du vide, cela ne semble pas être le cas en nos contrées. Notre nature aurait plutôt tendance à le créer, à lui consacrer une dévotion, à l’élever au statut d’objectif de haute politique.

Depuis des décennies nous persistons dans l’erreur, les erreurs passées justifiant celles à venir qui elles mêmes justifient celles commises par le passé. Nous continuons à administrer un mal pour en compenser un autre et tentons de créer une rationalité de la transgression. Nous perpétuons le règne de l’absurde, d’un état de guerre sous latent, et entretenons notre impuissance, nos phobies, la paranoïa, la schizophrénie, la cohabitation de la peur, la coexistence par défaut.

Insouciance, incompétence, ignorance, intolérance, mauvaise foi, gabegie, corruption, abus de pouvoir, clientélisme, enfreintes aux lois et aux règlements, atteintes aux libertés, sont les traits et les pratiques du pouvoir et de ceux qui entendent l’incarner.
Aussi c’est le concept de pouvoir même qui est dans l’impasse, et les perceptions de ses attributs, tant chez les gouvernants que les gouvernés. Ce sont sa fonction, son utilité, sa pratique et sa finalité qui sont brouillés, voir détournés. Le pouvoir pour le pouvoir, des autorités sans pouvoir, un pouvoir sans autorité.
Des gouvernants dépourvus de l’autorité réelle et effective, dans l’impossible de gouverner, d’agir, de proposer, de mettre en œuvre les prérogatives théoriques, disputées et controversées, auxquelles se rattachent les titulaires des fonctions étatiques et les représentants des communautés respectives qui s’en réclament.
Le pouvoir ou la grande illusion ! Le pouvoir il ne suffit pas d’en avoir, d’y accéder et de le conserver, encore faut-il être en mesure de l’exercer.
Tous n’ont qu’un seul pouvoir, celui de bloquer, de s’opposer, de se neutraliser mais aucuns ne sont à mêmes de proposer, de prévoir, de construire et de gouverner. Gouverner c’est prévoir, savoir, vouloir et pouvoir.

Personne n’est parvenu à gouverner, ni par les armes, ni par l’argent, ni par les urnes ni par consensus.
Lorsqu’ils ne sont pas en mode démissionnaires, intérimaires ou en déficit de légitimité, réduits à expédier les affaires courantes, les gouvernements, nonobstant leur forme, structure ou composition (Gouvernement d’union nationale, d’urgence nationale, majoritaire, avec ou sans tiers de blocage), soumis aux impératifs de l’obligation vague et indéfinie du consensus politique et de l’unanimité, sont dans l’incapacité de gouverner.

Une république incapable à chaque échéance de renouveler ses dirigeants, de s’en remettre à l’alternance, n’est plus la chose publique mais une chasse gardée privée en rupture avec la loi, le bien commun et le peuple.

Les institutions ne constituent pas un Etat encore moins un garde fou si elles peuvent être détournées, paralysées, confisquées  autant par un seul homme que par ceux qui en ont la charge. Elles ne doivent pas valoir ce que valent les individus qui la composent. Elles doivent être ‘’incontestables’’  selon Lévi-Strauss, aussi leur légitimité doit reposer ‘’à la fois sur un principe de constance et une exigence de filiation’’. Principe de constance car ‘’les institutions ne valent pas, à un moment donné, ce que valent les individus qui la composent. Bien au contraire dès qu’ils souhaitent lui appartenir et qu’ils sont acceptés par elle, ces individus viennent confondre leur valeur propre dans l’établissement qu’ils ont pour mission de maintenir, jusqu’à ce que d’autres les remplacent et se chargent à leur tour de perpétuer’’.