lundi 30 mars 2015



L’un de nos plus grands esprits libres s’en est allé, pris par un rayon de lune, sans faire de bruit, discrètement, sur la pointe des pieds, après avoir inlassablement partagé son immense savoir, après nous avoir conté tant d’histoires, notre histoire telle qu’elle est, telle que nombreux ne la connaîtront jamais, sans voile ni concessions, libérée du diktat des vainqueurs. Farid Salman s’était brûlé les mains pour mieux tenir la pierre de la connaissance et les yeux pour avoir ouvert la boîte de Pandore. Il savait mieux que personne que sans transmission le savoir et la pensée ne sont rien que des reliques poussiéreuses.

Personnage singulier aux multiples facettes, penseur iconoclaste, auteur, écrivain, essayiste, journaliste, historien, philosophe, penseur politique, et directeur général du comité national Gibran Khalil Gibran. Farid Salman était tout cela et plus encore. Un visionnaire, un sage, un érudit, un mystique, un apôtre assoiffé de paix, un inlassable missionnaire de la vérité, un observateur de son temps, un précurseur de celui à venir. Toute sa vie durant il fut un contempteur sans merci des dérives de notre société, de nos tares, de nos faiblesses, de nos superstitions, de nos limites et de nos confortables certitudes.

Dépositaire de la pensée de Gibran, tu l’as faite voyager à travers le monde et l’as restituée à son auteur.  Tu étais l’un des derniers détenteurs de l’essence de la libanité et le légataire d’une tradition humaniste profonde de la poésie et de la littérature arabe.

Homme d’honneur, de cœur, de paix et d’esprit, pétri d’humanisme et de convictions ; à l’humour acerbe et à la pointe affinée, transparent et toujours conséquent avec sa pensée. Tu n’as épargné personne et personne ne t’a épargné.  Essayer de te définir reviendrait à te limiter, toi qui as transcendé les appartenances étroites qui fondent l’identité de tes concitoyens. Electron libre émancipé de tout suivisme, autant religieux que politique, tu échappais à toute catégorisation,  une hérésie au pays des identités sclérosées. Tu as connu la solitude affective et intellectuelle des véridiques, l’exil médiatique, l’anathème de tes pairs, les foudres des politiques.

Cyrano des temps modernes, frondeur et sentencieux, pourfendeur des idées reçues, de la bêtise, de l’hypocrisie, de la lâcheté et de l’ignorance ; Don Quichotte dans un pays gouverné par des moulins à paroles et à vent,  tu n’avais que faire des honneurs et des conventions. Dandy férus d’arts, de belles lettres, de beauté ; épicurien de la chaire et du monde des idées, esprit cosmopolite et raffiné, tu représentais l’Orient dans toute sa diversité et dans sa splendeur passée, l’alchimie de la rencontre de l’Occident et de l’Orient. Sous bien des aspects, ton monde est révolu mais tu n’as jamais cessé de penser celui à venir. Imperméable au sacré mais imprégné de l’idée de sainteté, tu possédais l’insolence du savoir et l’audace de la vérité.
Tu as décrié l’injustice, l’empoignant par les tripes sans jamais pactiser ni t’aliéner.  Comme le personnage de Rostand, tu t’es battu même quand cela semblait inutile mais n’est-il pas encore plus inutile de ne rien faire ? Tu t’es battu sans quête de faveur, d’honneur et de reconnaissance contre tes ennemis de toujours : le mensonge, les préjugés, la haine, la lâcheté, les compromis.

Poète, tu l’étais dans tes mots, dans ton regard, dans chacun de tes gestes, aussi je te dédie ces quelques vers de Ferré sur tes semblables :

Ce sont de drôl's de typ's qui vivent de leur plume
Ou qui ne vivent pas c'est selon la saison
Ce sont de drôl's de typ's qui traversent la brume
Avec des pas d'oiseaux sous l'aile des chansons

Ils mettent des couleurs sur le gris des pavés
Quand ils marchent dessus ils se croient sur la mer
Ils mettent des rubans autour de l'alphabet
Et sortent dans la rue leurs mots pour prendre l'air

Ce sont de drôl's de typ's qui regardent les fleurs
Et qui voient dans leurs plis des sourires de femme
Ce sont de drôl's de typ's qui chantent le malheur
Sur les pianos du coeur et les violons de l'âme

Leurs bras tout déplumés se souviennent des ailes
Que la littérature accrochera plus tard
A leur spectre gelé au-dessus des poubelles
Où remourront leurs vers comme un effet de l'Art


Farid, aux grands hommes la patrie n’est pas toujours reconnaissante et méconnaît parfois ses amants les plus fidèles. C’est dans le désert qu’ont prêché les véridiques et c’est dans le désert moral et mental qu’est devenu le Liban que tu as cultivé la liberté, cette fleur intarissable de la pensée. Comme Pélage tu ne t’es jamais soumis au déterminisme et tu pensais atteindre la lumière Divine par la force de la raison et du libre arbitre. Nul n’est prophète en son pays mais qu’importe ? Tu sais pertinemment comme moi que seules comptent la pérennité des idées et la postérité de la pensée.

Au revoir mon ami, ton sourire, ta malice, la lueur de tes yeux et le timbre réconfortant de ta voix sont à jamais ancrés en moi. Je perds aujourd’hui un frère d’esprit et un maître à penser. Mais ton voyage ne fais que commencer et Tu n’es plus seul à présent. Comme Cyrano tu vas monter dans la lune opaline. C’est là qu’on va t’envoyer faire ton paradis, plus une âme que tu aimes doit y être exilée. Tu y retrouveras sans doute, Socrate et Galilée, Rimbaud et Verlaine, Gebran et Averroès, Gandhi et Jésus.

Mes pensées seront toujours avec toi et les tiennes je les porterai précieusement en moi.  Permets-moi de t’attribuer ces derniers mots de Cyrano qui auraient pu être les tiens et qui te vont si bien :

« Oui, vous m'arrachez tout, le laurier et la rose!
Arrachez! Il y a malgré vous quelque chose
Que j'emporte, et ce soir, quand j'entrerai chez Dieu,
Mon salut balaiera largement le seuil bleu,
Quelque chose que sans un pli, sans une tache,
J'emporte malgré vous, et c'est...
                                -C'est?...
                                          -Mon panache.»





                                         

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