13 Avril, souvenir d'une date, amnésie des causes, confusion des
faits, impasse sur les responsabilités. A la trappe les leçons de la guerre
alors que ses conséquences se font toujours ressentir. Jour sombre et funeste,
un de plus dans les annales tragiques de notre histoire, ou plus exactement de
nos histoires. 40 années d'oubli et d'amnésie sélectifs, durant lesquelles nous
n’avons rien compris, rien appris ou si peu. Et notamment ce constat d’échec
collectif : Nul n’a gagné, tout le monde a perdu. Le prix fut exorbitant
et les impayés courent toujours, les intérêts en plus. Et toujours la même
cécité qui nous avait allègrement menée au désastre en 1975 et qui s’étend à
notre histoire moderne et contemporaine.
Une amnésie endémique qui englobe tous
les faits, glorieux ou moins reluisants, de notre histoire, ses pages les
plus sombres (1860, 1915, 1975, 1990, 2006) et ses chapitres plus heureux.
Nous ne nous retrouvons ni dans le malheur ni la joie, pas même
sur le sens des dates charnières de la genèse de notre nation, encore moins sur
les mythes fédérateurs qu’elles ont pour charge de véhiculer. On ne
célèbre pas les mêmes événements, tant les victoires que les défaites sont
relatives. Chacun demeure asservie à version et à sa propre narration. Une réception partisane et conflictuelle
d’une histoire plus disputée que partagée, plus occultée qu’assumée,
chaque événement étant perçu à la lumière de nos clivages
confessionnels : bénéfique pour les uns, préjudiciable pour les
autres. Nul ne s'est départi des narratifs convenus et convenants, des
mémoires divergentes et partiales.
Nous commémorons dans un
consensus du silence, nos crimes, nos fautes et nos travers. Une indifférence qui se
pare de l’oubli sans pour autant se délester de la haine, de la rancune
et de l'amertume. Instaurer l'oubli à tout prix, à moindre prix pour nos
consciences et nos certitudes, inchangées en partie. L’oubli ou la mémoire
sélective, convulsive, inapaisée, exclusive, dépourvue d'altérité et
d'empathie.
Ni mémoire, ni histoire officielles, une conjuration de l’oubli, un déni permanent du passé et du
présent ; un passé au service d’un présent conflictuel, une négation du
futur. A chacun sa version, ses mythes, sa tragicomédie, sa
part de victimisation mais jamais sa part de l'autre.
Dans
“ les Abus de la mémoire”, Tsevan Todorov révèle que « la manipulation de
la mémoire a souvent tendance à user des stratégies de victimisation, dans la
mesure où revendiquer la position de victime place le reste du monde en
position de redevable, et de là, la victime apparaît légitime de se plaindre,
de protester, de réclamer. » En ce sens, « la manipulation du
souvenir traumatique permet de revendiquer une attente sur le futur, car la
mémoire du passé traumatique oriente le projet assigné au futur. »
Pour échapper au jugement de l’histoire,
les communautés en ont crées plusieurs, chacune la leur, s’attribuant ainsi un
non lieu pour tous les actes passés et un blanc seing pour le présent.
Que celui qui n’a jamais péché jette la
première pierre, pourtant nous assistons à une pluie de cailloux ! La guerre est passée sous silence, quoi de plus naturel le casting
est presque encore au complet et les responsables, militaires et politiques,
toujours aux commandes.
Un voyage cyclique au bout de l’oubli, qui nous ramène
invariablement à la case départ, où le temps se déverse et s’inverse et tout se
confond dans la réédition de schémas mentaux pathogènes. Se retrouvent ainsi à l’arrivée tous les
ingrédients et les causes structurels à même de reproduire les pathos du passé.
Nous demeurons ainsi des notes de bas de page de notre propre histoire.
On nous assigne l’oubli comme gage de pardon, sans confession ni
acte de contrition, sans faire œuvre de pénitence, de vérité et de
justice.
« En pardonnant trop à qui a failli on fait injustice à qui
n’a pas failli » pour reprendre les mots de Castiglione. Et que
d’injustices perpétrées et renouvelées sur l’autel de l’oubli, alors qu’une
seule suffirait à ébranler le contrat social et les fondations de la Nation
ainsi que le dénonçait Charles Péguy :
« Une seule injustice, un seul crime, une seule illégalité,
surtout si elle est officiellement enregistrée, confirmée, une seule injure à
l'humanité, une seule injure à la justice, et au droit surtout si elle est universellement,
légalement, nationalement, commodément acceptée, un seul crime rompt et suffit
à rompre tout le pacte social, tout le contrat social, une seule forfaiture, un
seul déshonneur suffit à perdre l'honneur, à déshonorer tout un peuple. C'est un
point de gangrène, qui corrompt tout le corps. »
L’oubli ne se décrète pas ; en aucun cas il ne doit se bâtir
sur le refus de la vérité et le déni de justice. Oublier le passé certes
mais non aseptiser les mémoires et anesthésier les consciences. Le silence ne
peut conjurer la mémoire ni l’impunité effacer les crimes passés. Dissoudre les
injustices dans l’oubli c’est créer une mémoire de l’impunité. Dans ce cas,
l’oubli opère comme un abus de mémoire, un crime à la mémoire.
L’oubli relève de la problématique de la
mémoire et englobe celle du pardon, au sens où celui‐ci apparaît comme la dernière étape du cheminement de
l’oubli. Tant l’oubli que le pardon doivent tendre vers la recherche d’une
mémoire apaisée.
Dans « La mémoire, l’histoire et l’oubli », Paul
Ricoeur distingue trois types d’abus relatifs à la mémoire : La mémoire
empêchée, la mémoire manipulée, la mémoire obligée. Trois abus aisément
transposables et identifiables à la perception de notre mémoire historique.
Par « la mémoire empêchée », Ricoeur entend la
difficulté de se souvenir d’un traumatisme. Dans l’idéal, un tel souvenir
nécessite le recours à un travail de mémoire,
qui suppose un travail de deuil, afin de pouvoir tendre vers une mémoire
apaisée et une réconciliation avec le passé. En effet, le souvenir traumatique doit
faire l’objet d’un travail de remémoration et le recul critique qu’il
nécessite, sans quoi il s’expose au danger de ce que les psychanalystes
appellent « La compulsion de répétition ».
« La mémoire manipulée » relève des manipulations
idéologiques de la mémoire par les détenteurs du pouvoir qui la mobilise «
au service de la quête, de la reconquête ou de la revendication d’identité ».
Cela afin de légitimer le pouvoir en place, à le faire apparaître comme un «
pouvoir légitime de se faire obéir ». Le récit est par définition sélectif et
intervient comme principal agent de l’idéologisation de la mémoire. C’est donc
du récit que relèvent les stratégies d’oubli et de remémoration. L’histoire
officielle devient donc aussi « une mémoire imposée », au sens où
c’est elle qui est enseignée, « apprise, et célébrée publiquement ».
Avec
« la mémoire obligée »,
Ricoeur aborde la question du « devoir de mémoire ». En tant que tel, « ce
devoir n’est pas un abus mais un vrai devoir qui consiste à rendre justice aux
victimes et à la cause ainsi qu’à identifier les victimes et
l’agresseur. » La possibilité des abus est tributaire de l’authenticité de
ce devoir légitime.
Dans
le cas de la mémoire empêchée « la compulsion de répétition vaut
oubli, au sens où elle empêche la prise de conscience de l’événement
traumatique. » En ce qui concerne la mémoire manipulée, les abus de
mémoire sont aussi des abus d’oubli (car
en tant que récit, la mémoire est par définition sélective), il est toujours
possible de raconter différemment « en supprimant, et en déplaçant les accents
d’importance ». Mais ce « trop peu de mémoire », s’il est imposé d’en haut,
est assimilable à une sorte d’oubli « semi passif », dans la mesure où il
suppose une certaine complicité des acteurs sociaux, qui font preuve d’un « vouloir-ne-pas-savoir
».
L’amnistie
est par excellence un cas d’oubli commandé et institutionnalisé. Elle constitue
selon Ricoeur une forme “d’oubli
institutionnel”, un “déni de mémoire qui éloigne du pardon après en avoir
proposé la simulation”. L’amnistie est une injonction à “ne pas oublier
d’oublier”.
En
cas d’amnésie institutionnalisée, la mémoire collective est privée de la crise
identitaire salutaire qui permet à la société une réappropriation consciente du
passé et de sa charge traumatique et d’effectuer l’indispensable travail de
mémoire et de deuil, qui doit se faire dans un esprit de pardon.
L’oubli,
selon Ricoeur, a une fonction légitime et salutaire, non pas sous la forme
d’une injonction, mais sous celle d’un vœu. Si devoir d’oubli il y a, ce n’est
pas « un devoir de taire le mal, mais de le dire sur un mode apaisé, sans
colère ».
La mémoire, à l’instar de l’oubli, est un droit mais aussi un
devoir, il nous faut l'assumer et la transmettre aux générations à venir pour
exorciser à tout jamais la tentation de l'abîme. Pour ce faire, il faudra bâtir
la paix sur des valeurs et principes qui nous immuniseraient à
l'avenir. Tirer les leçons du passé, les intégrer et les réactualiser,
c’est se résoudre à changer ce qui doit l’être et assumer un présent commun
afin d’envisager un avenir somme toute plus prometteur que la simple survie et
plus ambitieux qu’une suffisante cohabitation.
Exposer et explorer notre mémoire pour se réconcilier sans
complaisance avec notre histoire et atteindre le pardon préalable à la
confiance sans laquelle ni le pacte ni la coexistence qu’il institue ne sont
possibles.
Eduquer à la paix c'est exposer au récit
de la guerre, c'est en faire le récit et en apprendre le bilan aux générations
futures. L’éducation est le vecteur de ce travail de
mémoire même si l’école doit être un sanctuaire, un lieu préservé des tensions
et conflits identitaires. Elle doit permettre aux individus de penser la coexistence,
le vivre ensemble et de tirer les leçons, tant les causes que les conséquences,
de la guerre. Il faut ouvrir la réflexion sur les obstacles au vivre ensemble
et sur ce qui le rend possible ou difficile
L'immunité de mémoire dont ont bénéficié
les générations passées est plus grave que l'immunité légale qu’il se sont
octroyés ; elle doit prendre fin, afin que nul ne réchappe au jugement de
l’histoire. La complaisance vis à vis des générations passées doit cesser, un
travail de déconstruction s’impose, c’est la condition de l’évolution qui passe
par une remise en question de notre histoire. C’est un passage obligé ; Il
nous faut parfois savoir rendre injustice aux faits et actes de nos ancêtres.
Cioran ne s’y trompait pas lorsqu’il affirmait que "Le Progrès est l'injustice que
chaque génération commet à l'égard de celle qui l'a précédée."
Pour Ricoeur, une mémoire qui s’assume
est une mémoire apaisée ; soumise à
l’épreuve de la vérité elle ne nourrit plus de haine et n’est dirigée contre
personne. La mémoire apaisée et le pardon ont une fonction politique
essentielle, et Ricoeur de se demander si la politique ne commence pas là où
finit la vengeance.
Le
pardon apparaît alors comme « l’horizon commun d’accomplissement » de la
mémoire, de l’histoire et de l’oubli, mais il ne s’agit en aucun cas d’un « happy end », Le pardon n’est « ni facile, ni impossible », c’est un idéal
vers lequel tendre.
Ricoeur
met en garde ses contemporains : ce n’est que par un travail de deuil,
guidé par la volonté de réconciliation avec le passé, et par l’idéal du pardon,
qu’une société est à même de se séparer définitivement du passé pour faire
place au futur.
Ayons l'ambition de mobiliser notre mémoire collective en libérant
nos consciences individuelles et citoyennes. Dans “la mémoire contre
l’histoire”, François Bédarida s'effrayait du fait que "la raison
historique capitule devant les déviances de la mémoire". Dans “mémoire et
conscience historique” il trace la voie vers une conscience commune : « au
lieu de se laisser enfermer dans un jeu de miroirs, pourquoi ne pas nourrir une
ambition, plus haute, d'exploration à travers le miroir. “
L’histoire nous dit-on souvent est
écrite par les vainqueurs mais au Liban la guerre, à l’instar des conflits
précédents, s’est soldée par la formule du « ni vainqueur ni
vaincu ». Difficile dans ces conditions de déterminer un vainqueur et un vaincu
surtout que les protagonistes furent nombreux. La guerre appartient aux
mémoires mais pas encore à l’Histoire, elle reste à écrire à l’instar de
l’historiographie officielle du Liban contemporaine.
D’ailleurs si la guerre du Liban n’appartient pas encore à l’Histoire,
c’est peut être parce qu’elle se poursuit par d’autres moyens. Les canons se
sont tut mais pas les voix de la dissension.
Aussi, jusqu’à ce
jour il n’existe pas de date officielle en marquant la fin. Même le 13 Avril ne
fait l’objet d’aucune commémoration officielle, pas une minute de silence,
encore moins un jour férié ne lui est consacré, alors qu’il nous faudrait instituer ce
jour comme celui du grand pardon et de la réconciliation.
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