L’un de nos plus grands esprits libres s’en
est allé, pris par un rayon de lune, sans faire de bruit, discrètement, sur la
pointe des pieds, après avoir inlassablement partagé son immense savoir, après
nous avoir conté tant d’histoires, notre histoire telle qu’elle est, telle que
nombreux ne la connaîtront jamais, sans voile ni concessions, libérée du diktat
des vainqueurs. Farid Salman s’était brûlé les mains pour mieux tenir la pierre
de la connaissance et les yeux pour avoir ouvert la boîte de Pandore. Il savait
mieux que personne que sans transmission le savoir et la pensée ne sont rien
que des reliques poussiéreuses.
Personnage singulier aux multiples facettes,
penseur iconoclaste, auteur, écrivain, essayiste, journaliste, historien, philosophe,
penseur politique, et directeur général du comité national Gibran Khalil Gibran.
Farid Salman était tout cela et plus encore. Un visionnaire, un sage, un
érudit, un mystique, un apôtre assoiffé de paix, un inlassable missionnaire de
la vérité, un observateur de son temps, un précurseur de celui à venir. Toute
sa vie durant il fut un contempteur sans merci des dérives de notre société, de
nos tares, de nos faiblesses, de nos superstitions, de nos limites et de nos confortables
certitudes.
Dépositaire de la pensée de Gibran, tu l’as
faite voyager à travers le monde et l’as restituée à son auteur. Tu étais l’un des derniers détenteurs de
l’essence de la libanité et le légataire d’une tradition humaniste profonde de
la poésie et de la littérature arabe.
Homme d’honneur, de cœur, de paix et d’esprit,
pétri d’humanisme et de convictions ; à l’humour acerbe et à la pointe
affinée, transparent et toujours conséquent avec sa pensée. Tu n’as épargné
personne et personne ne t’a épargné. Essayer
de te définir reviendrait à te limiter, toi qui as transcendé les appartenances
étroites qui fondent l’identité de tes concitoyens. Electron libre émancipé de
tout suivisme, autant religieux que politique, tu échappais à toute
catégorisation, une hérésie au pays des
identités sclérosées. Tu as connu la solitude affective et intellectuelle des
véridiques, l’exil médiatique, l’anathème de tes pairs, les foudres des politiques.
Cyrano des temps modernes, frondeur et sentencieux,
pourfendeur des idées reçues, de la bêtise, de l’hypocrisie, de la lâcheté et
de l’ignorance ; Don Quichotte dans un pays gouverné par des moulins à
paroles et à vent, tu n’avais que faire des
honneurs et des conventions. Dandy férus d’arts, de belles lettres, de beauté ;
épicurien de la chaire et du monde des idées, esprit cosmopolite et raffiné, tu
représentais l’Orient dans toute sa diversité et dans sa splendeur passée, l’alchimie
de la rencontre de l’Occident et de l’Orient. Sous bien des aspects, ton monde
est révolu mais tu n’as jamais cessé de penser celui à venir. Imperméable au
sacré mais imprégné de l’idée de sainteté, tu possédais l’insolence du savoir
et l’audace de la vérité.
Tu as décrié l’injustice, l’empoignant par les
tripes sans jamais pactiser ni t’aliéner.
Comme le personnage de Rostand, tu t’es battu même quand cela semblait
inutile mais n’est-il pas encore plus inutile de ne rien faire ? Tu t’es
battu sans quête de faveur, d’honneur et de reconnaissance contre tes ennemis
de toujours : le mensonge, les préjugés, la haine, la lâcheté, les
compromis.
Poète, tu l’étais dans tes mots, dans ton
regard, dans chacun de tes gestes, aussi je te dédie ces quelques vers de Ferré
sur tes semblables :
Ce sont de
drôl's de typ's qui vivent de leur plume
Ou qui ne
vivent pas c'est selon la saison
Ce sont de
drôl's de typ's qui traversent la brume
Avec des pas
d'oiseaux sous l'aile des chansons
Ils mettent
des couleurs sur le gris des pavés
Quand ils
marchent dessus ils se croient sur la mer
Ils mettent
des rubans autour de l'alphabet
Et sortent
dans la rue leurs mots pour prendre l'air
Ce sont de
drôl's de typ's qui regardent les fleurs
Et qui voient
dans leurs plis des sourires de femme
Ce sont de
drôl's de typ's qui chantent le malheur
Sur les
pianos du coeur et les violons de l'âme
Leurs bras
tout déplumés se souviennent des ailes
Que la
littérature accrochera plus tard
A leur
spectre gelé au-dessus des poubelles
Où remourront leurs vers comme un effet
de l'Art
Farid, aux grands hommes la patrie n’est pas
toujours reconnaissante et méconnaît parfois ses amants les plus fidèles. C’est
dans le désert qu’ont prêché les véridiques et c’est dans le désert moral et
mental qu’est devenu le Liban que tu as cultivé la liberté, cette fleur
intarissable de la pensée. Comme Pélage tu ne t’es jamais soumis au
déterminisme et tu pensais atteindre la lumière Divine par la force de la
raison et du libre arbitre. Nul n’est prophète en son pays mais qu’importe ?
Tu sais pertinemment comme moi que seules comptent la pérennité des idées et la
postérité de la pensée.
Au revoir mon ami, ton sourire, ta malice, la
lueur de tes yeux et le timbre réconfortant de ta voix sont à jamais ancrés en
moi. Je perds aujourd’hui un frère d’esprit et un maître à penser. Mais ton
voyage ne fais que commencer et Tu n’es plus seul à présent. Comme Cyrano tu vas
monter dans la lune opaline. C’est là qu’on va t’envoyer faire ton paradis,
plus une âme que tu aimes doit y être exilée. Tu y retrouveras sans doute, Socrate
et Galilée, Rimbaud et Verlaine, Gebran et Averroès, Gandhi et Jésus.
Mes pensées seront toujours avec toi et les
tiennes je les porterai précieusement en moi.
Permets-moi de t’attribuer ces derniers mots de Cyrano qui auraient pu
être les tiens et qui te vont si bien :
« Oui, vous m'arrachez tout, le laurier et la rose!
Arrachez! Il y a malgré vous quelque chose
Que j'emporte, et ce soir, quand j'entrerai chez Dieu,
Mon salut balaiera largement le seuil bleu,
Quelque chose que sans un pli, sans une tache,
J'emporte malgré vous, et c'est...
-C'est?...
-Mon panache.»
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