“Vous avez la parole” ! certes mais vous seulement ! Vous qui ? Qui sont ceux qui s’abritent derrière ce « vous », cette illusion de pluralisme ? Un « vous » qui résonne plus comme un vouvoiement qu’un pluriel tant les voix en présences se ressemblent, convergent, se font écho, sont similaires au point qu’elle pourrait émaner d’une seule personne. La parole se retrouve confinée dans un entre soi, un huit clos qui débouche sur un quasi monologue. Un « vous » qui relève plus du « nous » par opposition à « eux », une uniformité masquée par un pluralisme de façade. C’est « blanc bonnet et bonnet blanc », « déshabiller Paul pour habiller Pierre », créer sa propre concurrence pour s’imposer, instaurer un monopole et évincer toute compétition, un principe de base du business
Vous avez, encore et toujours, l’antenne; vous et des centaines de voix qui ressassent inlassablement la bonne parole, des maitres aux disciples, des judas aux Pilate, des apocryphes aux dogmatiques, des élèves qui veulent supplanter le maitre, de la progéniture qui veut tuer le père. Tous ceux sortis du placard, ceux qui pensaient tout bas, susurraient, chuchotaient et qui désormais munis de mégaphones crient à pleine voix. Une multitude drapée du manteau de l’union, qui relayent et se disputent la haine d’un même morceau, recyclent des idées d’extrême-droite tout en prenant soin d’en filtrer les plus nauséabondes et d’en rejeter la paternité tout en leur assurant une postérité. Au mieux, le débat se réduit à la méthode.
Ce sont les mêmes qui monopolisent la parole, investissent jusqu’à l’OPA l’espace discursif, insufflent le vide de la pensée, évacuent les vrais enjeux sociaux environnementaux démocratiques, bâillonnent le débat académique, relèguent les chercheurs et les faits aux oubliettes, pervertissent les chiffres, se gargarisent de prophéties auto-réalisatrices, attisent les tensions, désignent les boucs-émissaires, les idiots utiles et les complices, annoncent le pire, la guerre civile, la sédition tout en fantasmant sur l’éventualité de leurs avènements. Pour ce faire tous les moyens sont bons quitte à hypothéquer les principes les plus nobles comme la laïcité dévoyée comme paravent de l’islamophobie et arme de lutte identitaire et culturelle. Ils rachètent une virginité à l’extrême droite par la prolifération de ses thématiques, méthodes et préjugés allant jusqu’à la laver de son antisémitisme congénital et l’absoudre au baptême du sionisme.
« Ils sont partout », sortent de nul part, ces « experts » larbinises, assermentés des plateaux télé qui possèdent une grille de lecture qui s’adapte à tout, s’applique partout : de l’islam, aux gilets jaunes, du racisme anti-blanc au burkini, du sport aux vaccins, de la géopolitique à la technologie. Ils ont la science infuse, nul besoin d’académiciens, de chercheurs, d’universitaires, seuls la vulgate et l’essentialisme ont la faveur de l’audimat et la science des sondages est irréfutable. Des sondages dont la fonction est d’encadrer le débat et de conditionner psychologiquement. Aux chiffres ils greffent des mots, des discours, des liens qui, surprise, confluent toujours vers la même conclusion. Ni thèse ni antithèse, à quoi bon démontrer, prouver quand il suffit juste d’étayer, de déclarer et de confondre, introduction et conclusion, sujets et objets.
Désormais l’ensemble de l’espace médiatique et du champ sémantique a glissé vers la droite et son extrême ; les idéologues néo-fascistes, ceux qui n’ont eu de cesse de se considérés antisystème et à ce titre privés de tribunes et du droit a la liberté d’expression, ont le vent en poupe, leurs écrits sont des succès en librairie. Ainsi, les « idées » d’extrême droite jouissent à présent, par le biais d’un processus de banalisation, dédiabolisation et de normalisation, d’une forte pénétration et légitimation parmi les élites médiatiques, politiques et économiques et par transitivité au sein du corps social.
« Vous avez la parole », une prolifération de mots, autant de sentences déclamées, prononcées avec emphase et qui puisent leur autorité et leur force du martèlement, de la répétition et de l’approbation. « Vous avez tous la parole », tous à l’exception des premiers concernés, des accusés, des coupables désignés, des avis autorises. Tous, mais pas les musulmans, les islamo-gauchistes, les séparatistes, les collabos, les timorés, les ventres mous, les idiots utiles, les chevaux de Troie, les infiltrés et les traitres de la cinquième colonne, les strapontins de l’envahisseur, les défaitistes, les mauvais patriotes, les élèves recalés de l’école de la IIIème république et de la laïcité.
Les fachos se sont métamorphosés en patriotes respectables et dissous dans un océan d’uniformité ; ils portent l’habit républicain, ressemblent désormais à tous ceux qui à gauche comme à droite, au centre et même parfois à l’extrême gauche, se targuent d’une légitimité républicaine, du voile de la laïcité, de la défense des sacro-saints principes républicains et du souverainisme. Non seulement leurs idées demeurent mais elles prolifèrent et fédèrent. Des sous-traitants du fascisme qui chassent sur ses terres avant que de lui ramener le gibier sur un plateau et de finir à leur tour dans la peau d’une proie. Les Republico-fascistes, laicards et souverainistes ont la parole et c’est à qui criera plus fort, qui dit mieux et plus, qui doublera l'autre à droite et s’attribuera la première place au podium de l’intolérance. A défaut de débat, des divergences tactiques et de méthodes. Les voici engagés dans un sprint, une compétition pour nous vendre la même idée et vanter les performances de leurs produits respectifs à même usage, seul l’emballage et l’étalage diffèrent. Il y a le Pen, l’original, et ceux qui font du Le Pen mais sans Le Pen, lui disputant un diagnostic et lui empruntant des solutions puisées dans le riche vivier d’une longue lignée d’extrême droite française bicentenaire.
Pire certains « concepts », formules au rabais sans aucune assise scientifique et pourtant véhiculés par des figures académiques de renommée médiatique, auront été servi à l’extrême droite par des fondamentalistes républicains situés sur l’ensemble du spectre politique. Il en est ainsi de l’expression « islamo-gauchiste » ou « islamo-gauchisme », une construction élaborée de toute pièce et dont la destinée avait connu jusqu’alors des fortunes diverses et plusieurs significations avant que de s’imposer dans le champ politico-médiatique. Une formule qui s’incruste à présent dans le champ universitaire, instrumentalisé dans le cadre de règlements de comptes que certains entendent arbitrer de façon autoritaire en ayant recours à la voie administrative.
Si l’expression n’est pas nouvelle, son usage répété sur une séquence courte témoigne que le terme est désormais une catégorie d’analyse jugée pertinente par un grand nombre d’hommes politiques, de journalistes mais aussi dans une moindre mesure par une minorité de chercheurs victimes auto-proclamées d’une prétendue cabale.
Devenue polysémique, la notion quitte la rhétorique conservatrice où elle était jusqu’alors cantonnée et l’expression « islamo-gauchisme » se banalise dans les débats sur la laïcité et l’intégration.
Cette formule aux nombreux promoteurs, dont des républicains progressistes qui se veulent héritier de l’universalisme des Lumières, n’a été récupérée que plus tardivement par l’extrême droite qui a tirée profit d’un espace discursif déjà constitué et dont elle domine désormais le contenu. Au final, ce terme doit sa fortune a la promotion qu’en ont faite des traditions politiques différentes, antagonistes idéologiquement mais qui en partagent la pertinence : Une droite néoconservatrice et une gauche républicaine porteuse d’une vision dite “exigeante” de la laïcité.
La liste des cibles désignées sous ce vocable ne cesse de s’élargir pour englober des non-musulmans qui seraient coupables de complaisance voire de complicité intellectuelle avec les islamistes eux-mêmes confondus aux Djihadistes. Sont désormais accusés de complicité des partis politiques, des figures de l’opposition, des intellectuels des medias indépendants, des chercheurs et des universitaires notamment dans le champ des études décoloniales. La pensée, la réflexion et la parole se trouvent criminalisées et tombent sous l’accusation de complicité de meurtres terroristes, de séparatisme pour le seul fait d’avoir dénoncer l’islamophobie et le racisme. Plus qu’un simple glissement sémantique, de lutte contre le terrorisme en « lutte contre l’islamisme » d’abord, puis en « lutte contre le séparatisme », nous assistons à une régression historique en matière de droits et de libertés.
“Vous avez la parole” mais méfiez vous ! Une fois que les fachos prennent la parole ils ne la rendent jamais. Ceux qui n’ont eu de cesse des années durant de dénoncer la pensée unique sont désormais en passe de l’imposer. Le fascisme ce n’est pas uniquement interdire et réprimer, empêcher de dire, du moins pas dans un premier temps, mais surtout faire dire, obliger à dire pour reprendre la phrase de Roland Barthes, de diluer les faits, de dispenser une vérité instituée et sacralisée. C’est aussi laisser faire, taire la réalité, la défaire pour mieux la refaire à coup de pseudo concepts, d’associations d’idées, d’amalgames, de constructions sémantiques sans aucun fondement scientifique. Le tout avec la caution de mercenaires en mal d’ego qui ont troqué la toque de la légitimité et de la déontologie académique contre celle du médiatique et de la politique. Après la laïcité voici que sont pris d’assauts les autres piliers de la Républiques que sont l’école et l’université. Au nom de la liberté d’expression et de détestation de certains l’on persécute jusque dans ses derniers retranchements des libertés fondamentales comme celle de pensée, la liberté académique, d’association, d’opinion et de croyance.
Quelle liberté d’expression est-elle envisageable sans le respect de la liberté de l’enseignement, la liberté de la recherche scientifique et la liberté religieuse, non seulement au sens étroit de la liberté de culte ? Sommes-nous en passe d’introduire aussi une hiérarchisation entre les libertés tout comme il existe une hiérarchie dans la lutte contre le racisme ? On exige la liberté d’expression tout en l’opposant souvent à celle de penser. Ce ne sont pas nos valeurs, celles dont on se réclame, qui nous définissent, mais ce que nous en faisons.